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Bibliographie critique de géographie
19 avril 2019

Géographie de cour

GIE DE COUR

Quand il y a des puissants, il y a toujours des gens qui leur font la cour en leur disant ce qu'ils ont envie d'entendre. La géographie n'échappe pas à cette logique, mais à un point ... impressionnant.

C'est une réalité qui permet, hélas souvent, de comprendre certains discours géographiques, en particulier ceux qui circulent dans les administrations. Un livre réçent le montre bien

Egalité des territoires

Sous le titre "L'égalité des territoires, une passion française", dans la collection La Ville en Débat, PUF, 2015, 96p , Philippe ESTEBE déroule les arguments qu'il a pu trouver contre l'égalité territoriale.

"Il y a plus d'instituteurs pour 1000 élèves en Lozère que dans les Hauts-de-Seine". "C'est en Corrèze qu'il y a le plus de personnels hospitaliers", nous dit l'auteur. Argument économique, donc : les espaces ruraux coûtent cher aux espaces urbains, qui payent pour les autres. Le livre de Philippe ESTEBE entend donc "lever l'opacité sur le dispositif d'égalité des droits" (p59) en révélant, oh scandale, que la péréquation nationale prend aux territoires plus denses pour distribuer à ceux qui le sont moins. Suivez mon regard : on pourrait donc faire des économies en réduisant les services publics dans les territoires de faible densité, qualifiés par l'auteur de "drogués de la subvention". Il s'agit bien du clivage de densité qui est attaqué : le livre n'insiste pas sur la redistribution des espaces riches vers les espaces qui le sont moins, mais sur la subvention des espaces de faible densité. Le gros problème est qu'il est un peu farfelu de vouloir comptabliser ce que coûtent et ce que rapportent les espaces aidés. Notre pays (comme tous les pays du monde, en fait) fonctionne sur la base de l'égalité de ses habitants. Mais voilà, l'argument comptable fait mouche auprès des administrateurs et en particulier de ceux qui ont pour mission de faire la chasse aux gaspillages (c'est-à-dire à peu près tous). Ces recteurs, ces ministres, ce sont eux-mêmes qui accordent les crédits pour ce genre de "programmes de recherche" de "géographie" qui critiquent le pays avec un regard comptable. En l'occurrence, l'auteur a été directeur de l'IHEDATE. La boucle est bouclée : ceux qui décident nomment ceux qui justifient leur propres idées. Nous pouvons donc qualifier cette géographie de géographie de cour.

Admettons qu'on veuille faire cette comptabilité, alors faisons la complètement. Un courant de la géographie qui le fait déjà, c'est le courant de l'analyse spatiale (une référence récente ici). Alors oui, cela coûte plus à la collectivité de faire fonctionner une école en Corrèze qu'en ville. Oui les habitants de Paris payent plus cher leur loyer que ceux du fin fond de l'Orne, oui les relais téléphoniques sont moins rentables en Haute Marne qu'en ville. Ok. Mais si on veut faire un bilan territorial complet, alors il faut rajouter au calcul une foule d'autres éléments que l'auteur n'envisage même pas. Donnons-en quelques uns : 1-cet espace rural sert-il à la ville -accessoirement, lui produirait-il sa nourriture ? 2-certains espaces ruraux rapportent-ils à la comptabilité nationale ? 3-serait-il espace de loisir pour les citadins ? 4-pourquoi certaines entreprises s'y installent-elles ? 5-leur valeur ajoutée est certes déclarée au siège social, mais où est-elle réellement faite ? 6-et bien sûr, certains territoires ont une valeur stratégique... s'il n'y avait que ces critères là, déjà bien complexes, on pourrait envisager d'y envoyer les cost killers de l'action publique. Mais comment ... 7-comptabiliser ce que rapporte une forêt, en terme de qualité de l'eau et de l'air ? Comment ... 8-comptabiliser ce que pourrait rapporter un littoral, qui est encore sauvage ? 9-Combien vaut un petit espace Natura 2000 où vit une espèce protégée d'oiseau, ou un beau paysage ?

 

Dordogne

 

Nous réalisons que le gros problème du livre; c'est sa méthode qui n'est pas géographique. C'est vrai, la géographie est un peu perdue ces derniers temps, tant on discute sur sa méthode, justement. Mais essayer de la faire rentrer dans une comptabilité sonnante et trébuchante, et surtout oublier la question du développement durable est une grave erreur, car on s'éloigne trop de la réalité. On reste dans les volutes du jargon technocratique, à l'instar de ce que nous avons déjà dénoncé dans un billet de blog consacré à la géographie hors sol. L'image ci dessus du village de Beynac en Dordogne montre à quel point la tentative de comptabilité d'un territoire en termes de coûts-bénéfices est difficile et absurde. Le village a une dimension patrimoniale évidente, avec son château sur éperon barré. Le territoire de la commune de Beynac est une superbe combinatoire de constructions, d'aménagements et de nature (le paysage très arboré lui vaut son surnom de Périgord Noir). Tourisme, agriculture, services, économie résidentielle, "netéconomie", "silveréconomie", localisation de la "creative class", la plupart des aspects de la société mondialisée sont dans ce village. Vous pensez que l'exemple de Beynac est une exception ? Prenez n'importe quel territoire, vous arriverez au même type de conclusion. On ne peut pas faire de la géographie à tiroirs : non seulement le développement durable est indispensable, mais il vivifie la géographie en complétant sa méthode comme nous l'avons déjà fait remarquer

En plus de l'argument comptable, l'ouvrage de Ph. ESTEBE développe un second argument contre l'égalité territoriale. Cet argument n'en est pas vraiment un, c'est plutôt une figure de style, mais il est utilisé si naturellement qu'on ne le voit pas toujours. Il s'agit de proclamer que ce qu'on veut condamner c'est le passé -donc dépassé- et que ce que l'on veut promouvoir, c'est la modernité -donc inévitable et légitime. Le premier chapitre présente donc  la commune comme un cadre dépassé, puisque hérité du passé. Depuis la loi municipale de 1884 (qui attribue la clause de compétence générale aux communes) "la commune incarne parfaitement le principe anarchiste qui confie la terre à ceux qui travaillent" (p20) : c'est à se demander comment nos aïeux y ont survécu. L'avenir ? au chapitre 2, l'auteur nous dit que ce sera "l'âge de l'égalité des chances" car il succèdera aux âges de "l'égalité des droits" et à celui de "l'égalité des places" . Le second argument est donc un argument faible : il ne s'agit que de ringardiser le fonctionnement actuel pour faire passer des décisions qui ne suscitent pas forcément l'adhésion spontanée de la population.

Avec l'adhésion, ou non, de la population à cette vision d'avenir, on touche à la place de la démocratie dans l'action territoriale. Processus électoraux, participation citoyenne, en un mot la démocratie est complètement absente des préconisations de l'auteur, qui sont pourtant de grandes -d'énormes- actions politiques ! Par contre le mot "administration" revient souvent comme acteur principal du territoire. Dans le sens concret de "bureaucratie" ou dans le sens abstrait de "gouvernance" ? Ce n'est pas précisé. Mais enfin nous direz vous, durant les "30 glorieuses" l'aménagement du territoire ne s'est pas fait à coup de referundums et de consultations citoyennes. C'est en partie vrai, mais il s'agissait d'offrir aux citoyens des éléments de confort qui faisaient, globalement, consensus.

 

LOOS EN G

 

En contrepoint du livre de Philippe ESTEBE, il est possible d'évoquer la ville de Loos en Goelle, qui est gérée de manière assez démocratique.  Situation assez rare pour être mentionnée. (Image du livre du journaliste Philippe CHIBANI-JACQUOT (2015) / lien : France 3 relayé par France Info)

Pour en finir, il faudrait dire où veulent nous amener les géographes de cour ? Le problème, encore un, est qu'on ne sait pas bien, il s'agit d'un projet flou. Pourquoi ne pas être clair ? Peut-être pour ne pas faire peur, peut-être que c'est un projet fou.  Ph. ESTEBE écrit qu'il s'agit d'établir une "nouvelle égalité horizontale"(chapitre 4). On comprend en le lisant, que les intercommunalités doivent être renforcées car, si nous avons bien compris, elles redistribuent spontanément les richesses (????) On comprend aussi, en le lisant, que les nouvelles collectivités (régions, intercommunalités) doivent avoir la capacité de faire des lois, y compris celles qui touchent au droit du travail, afin de "construire politiquement les réseaux territoriaux" (p66). Disons-le clairement, toutes ces préconisations pourraient tourner au cauchemar si elles étaient décidées d'en haut, par des technocrates qui font une cour autour du prince, ou autour de ceux que l'on appelle déjà les "barons" locaux. Mais heureusement, ce type de décisions lourdes de conséquences pour les territoires prises du haut, en France, ça n'appartient qu'au passé. Bien entendu.

 

Baronnies

 

Extrait de la carte IGN 1/110 000ème n°60. Toute coincidence avec le pouvoir des administrateurs actuels du territoire ne sauraient être que fortuite, bien entendu.

Pour conclure, il faut reconnaitre que cette page en fait prendre pour son grade au petit livre de Philippe ESTEBE. C'est le but de la catégorie "géographie contournable", que de faire savoir qu'il existe des courants de la géographie qui sonnent faux. Bien que le livre offre des nuances, le résumé de l'auteur dans cette vidéo fait froid dans le dos : l'égalité des territoires devient un "dispositif coûteux et inefficace" (c'est plus clair comme ça), et l'auteur souhaiterait même que la population subisse un "électrochoc" pour accepter les changements (à 3min50'). Il justifie donc ce qu'il faut appeller la "stratégie du choc", c'est plus clair comme ça aussi. Le problème est que tout un courant de la géographie actuelle, sur lequel nous voulons alerter, à travers la critique de ce livre, a le don de suggérer au pouvoir les pires décisions qu'il pourrait prendre de tout en haut, sur un coin de table (c'est par exemple sur un coin de table que les principales dispositions de la loi "NOTRE" ont été prises). "NOTRE" rôle de bibliographie critique de géographie est d'alerter sur le fait que les arguments ne tiennent pas et d'interroger sur la méthode de géographie, que nous évoquons un peu ici pour la France, et ici pour d'autres parties du monde. Nous avons déjà émis des hypothèses sur les causes du malaise de la géographie, qui est une matière chaude, contrairement à l'histoire, matière froide sur laquelle le débat peut continuer puisqu'on ne peut plus rien sur elle. Reste donc à savoir quel est l'impact de cette géographie de cour sur le pays... les baisses de dotations, la loi "NOTRE" semblent démontrer qu'elle est ... énorme.

 

KLEIN 2

Quand l'américaine Naomi KLEIN a publié son essai La stratégie du choc (2008), beaucoup ont poussé des hauts cris. Les administrateurs, ceux qui nous dirigaient dénoncaient alors une "théorie du complot". Mais puisque 10 ans plus tard, à la cour on veut un "électrochoc", alors la lecture du livre en question devient peut-être nécessaire.

 

 

 

 

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