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Bibliographie critique de géographie
21 juillet 2021

La GEOGRAPHIE CRITIQUE a 3 couleurs : vert, blanc, rouge

 Attention, sujet compliqué !                                                                                               [34 références données sur cette page]

Voilà 6 ans qu'existe notre Bibliographique critique de géographie... et 6 ans que nous repoussons la publication d'une page "Géographie Critique". En effet, celle-ci ne se définit pas... définitivement. Parce que c'est compliqué ! En effet, la géographie est qualifiée de "critique" à tout bout de champ. Pourquoi ?

1-Parce qu'il y a confusion entre géographie critique (une partie seulement de la géo) et géographie selon la méthode critique (géographie scientifique, avec des références et des preuves, universitaire quoi)... cette géographie selon la méthode critique devrait recouvrir toute la géo.

2-Parce que le qualificatif de "critique" est surtout utilisé quand elle est un complément nécessaire à la géographie académique, c'est-à-dire quand cette dernière oublie ou déforme la société et le territoire

3-Parce que beaucoup collent l'étiquette "critique" à des travaux géographiques pour leur donner un esprit rebelle, un esprit anti-système... qu'ils n'ont pas forcément !

C'est pourquoi il faut d'abord traiter la géographie critique dans son sens large (I). Puis présenter la géographie critique au sens strict, celle qui s'oppose (II-). Mais voilà, ces 2 catégories sont bien abstraites et bien conceptuelles... Un florilège des thèmes géographiques concrets qui se prêtent le plus à la critique est donc indispensable (III-) 

 

    1-Toute bonne géographie se fait selon la méthode critique

Il faut d'abord poser le sens du mot "critique". Pour cela l'idéal est de commencer par les dictionnaires de philosophie, et donc de faire un tour chez Descartes. Posons pour commencer que la méthode critique est le fondement de la connaissance et de la science moderne.

r Descartes La Flèche

Image : Descartes (la rue), à La Flèche, telle qu'elle est représentée par "google maps"

L'Education Nationale n'ambitionne-t-elle pas, tout simplement, de réussir à former l'esprit critique des élèves ? En examinant cette politique éducative, ici sur le site "Eduscol" on découvre, sans surprise, qu'il ne s'agit de rien de plus que de leur apprendre à adopter la méthode scientifique.

Par conséquent, si la géographie est vraiment scientifique, alors elle est forcément critique. C'est pourquoi de grandes oeuvres géographiques se réclament de l'adjectif critique, alors qu'ils ne sont (plus) contestés par personne.

BRUNET

C'est le cas des Mots de la Géographie, Dictionnaire Critique, qui était la seule référence universitaire dans les années 90 et qui reste incontournable (voir la conjuration des dictionnaires de géographie). A l'article "critique", les auteurs ne présentent que la méthode critique classique. Ils se distancient de la géographie "radicale"

Du côté de la critique des cartes, Mark MONMONIER a publié une synthèse récente 

MONMONIER MARK Cartes

(Autrement, 2019, 304p). C'est une traduction d'un livre écrit en anglais l'année précédente ... mais il dit en moins bien et surtout en moins illustré ce que disait  La carte mode d'emploi de Roger BRUNET en 1987 ! (Fayard, 270p)

Carte mode d'emploi

C'est l'objet même de notre Bibliographie Critique de Géographie que de critiquer, dans le sens scientifique et non dans un sens polémique. Même si nous nous laissons aller à un peu de discussion dans la rubrique Géographie contournable.

De manière générale, toute géographie doit être une géographie critique au sens large. Prenons deux exemples. Le premier, dans le champ réputé calme de la géographie physique. La Géographie critique des risques de Patrick PIGEON (2005, 224p, Anthropos) ne remet pas en cause la géo des risques telle qu'on la connait, mais elle ne fait que l'approfondir. Cet auteur a choisi l'adjectif "critique" pour son titre. Autre exemple : nous avons mentionné les actes du colloque Le ciel ne nous tombera pas sur la tête (2010) dans un précédent billet : celui-ci évalue, donc critique, l'idée reçue du péril écologique... même s'il ne comporte pas dans son titre le mot "critique". Le résultat est qu'il affine le projet du développement durable. C'est une oeuvre nécessaire, un ouvrage finalement normal qui fait avancer la géographie

 

     2-La géographie critique "radicale", celle qui s'oppose

L'idée que la géographie critique s'oppose à une autre est très répandue. Cette catégorisation est en partie vraie ; elle suppose qu'il y a 2 géographies, quasi irréconciliables. Lesquelles ?

D'un coté, une géo institutionnelle, soutenant le pouvoir en place. Quand elle assiste l'Etat dans ses prises de décision, elle est souvent aménagiste. Il suffit de compter le nombre de départements de géographie qui sont orientés aménagement, pour se convaincre de cette dérive utilitariste. C'est souvent une "géographie de cour", comme nous l'avons nommée de manière provocatrice ici. C'est parfois une géographie hors-sol, quand elle présente le monde de manière trop abstraite. Quand elle explique, ou admire, ou accompagne, l'action des grandes entreprises dans leur dynamique de conquète de marchés, de changement des modes de vie, réaménageant elles aussi les territoires et les sociétés à leur manière, quand elle proclame qu'il y aura X millions d'autombiles ou d'habitants en plus à tel endroit dans 20 ans, dans ce cas elle s'appuie, comme souvent, sur la prospective.

De l'autre coté, et en opposition à la première, il y a une géographie critique, que les Américains étaient les premiers à appeller géographie radicale. Celle-ci fait une grande place à la démocratie, elle est soucieuse d'environnement et de justice spatiale. Pour la protection de l'environnement, elle insiste sur les déséquilibres et a tendance à empiéter dans l'avenir elle aussi. C'est pourquoi elle peut aussi faire de la prospective, mais en ce moment le prospectivisme est quasiment monopolisé par la géographie institutionnelle. Pour la justice spatiale, elle a tendance à dénoncer les lieux d'exclusion, à mettre en évidence les souffrances. Elle peut s'appuyer sur la notion de droit (droit des plus pauvres, droit à la ville). Elle s'intéresse aux conséquences discutables de l'organisation de l'espace sur les minorités, sur les genres. Quand il s'agit des 2 à la fois, on parle d'intersectionalité (mot à la mode, à placer en soirée ou en composition). La géographie critique - radicale a souvent une approche marxiste de la réalité... en ce sens qu'elle critique le système capitaliste qui organise l'espace dans tous les pays du monde sauf cinq. Pour être absolument rigoureux, il faut dire que c'est plus une géographie marxienne ( cf l'analyse du monde) qu'une géographie marxiste (dans le sens militante). Marxien, marxienne : 2ème mot à la mode à placer quelque part.

Tout territoire est comme une "ZAD" ! 2 géographes s'y opposent

ND des Landes ZAD gendarme3

L'opposition entre 2 logiques : celle de la société telle qu'elle est, défendue par les forces de l'ordre (-établi) d'une part, et la logique de résistance de ceux qui souhaitent une alternative (-rêvée) recouvre bien le clivage géographie classique - géographie critique et radicale. Comme ici, sur la "ZAD" Notre-Dame-des-Landes, en 2015. Les 2 courants de la géo se déchirent souvent sur ces ZAD (image : LCI)

Reste à savoir quels noms et quels ouvrages illustrent tout cela. Pour cela il faut faire un inventaire des géographes critiques (c'est le 3-), puis des thèmes qui se prêtent particulièrement à la critique géographique (4-) pour finir avec les théoriciens de la géographie critique (5-)         

     3 Les géographes critiques sont plus ou moins... radicaux

Attention ! Si vous cherchez à faire carrière dans la géographie, ou pire dans l'administration, ou pire dans une entreprise de droit privé, vous devez connaitre ces références. Mais... danger ! Ne surtout pas entrer dans leur logique ! Connaissez-les pour les discréditer, sinon votre carrière est compromise. Conseil d'ami ;-) Afin de vous guider facilement dans ce registre sulfureux, voici un classement qui va du rouge (le plus dangereux) au bleu-blanc (pas méchant du tout : bonne assurance-carrière) en passant par le vert (compromettant quand même)

               3-1 Les rouges : la géographie contestataire

Sorti récemment, le livre Les métropoles barbares de Guillaume FABUREL (1ère édition 2018, 380p, Le Passager Clandestin) est mal nommé. Certes il parle des villes. Mais le propos est tellement dense et ambitieux que cet ouvrage est quasiment un manuel de géographie critique. En particulier dans les parties 2 et 3 qui sortent des centre-villes ("imaginaires et non-dits de la métropolisation" ; "les passions joyeuses de la désurbanisation").

Métropoles barbares 1ère édition 2018

La tonalité est sans concession, c'est toute l'action territoriale, en France surtout, qui est mise en question. Les centaines de références en bas de page sont autant d'invitations à compléter la connaissance des critiques et des alternatives. Le discours est captivant, il interroge tout ce qui a des conséquences territoriales : les "grand projets inutiles", les "équipements ludo-sportifs", les villes gérées comme des "firmes territoriales", "la ville pour accélerer" avec la critique de la vitesse, le problème social de "l'épuisement des corps" provoqué par les nouveaux modes de vie... l'auteur ne renonce cependant pas devant les expressions parfois pompeuses ou bien abstraites (comme par exemple au chapitre 11 "les communs d'une biopolitique de la transformation"). Dès 2019 parait une édition augmentée (433p) 

Mais pour les géographes du monde entier la référence la plus fréquente en géographie critique radicale est l'américain Mike DAVIS. Agé mais toujours vivant, celui-ci écrit, comme la plupart des universitaires états-uniens en science humaines, dans un style très libre, sans appuyer ses démonstrations sur des références. Si l'auteur est professeur d'histoire, sa critique géographique est présentée dans le livre Le Pire des Mondes Possibles (2003 - ici la couverture de la traduction en français, 2006, La Découverte) 

Pire des mondes possibles DAVIS

L'idée générale est que la structure même de l'économie actuelle mène au bidonville. La réalité prouve le contraire pourra-t-on penser... si l'on habite pas dans un pays du tiers monde. L'auteur avait auparavant commencé la critique des villes dans City of Quartz (1990, sur Los Angeles). On s'étonnera que malgré son écriture très polémique et peu étayée Mike DAVIS bénéficie d'une certaine bienveillance de la part des médias et des géographes en France.

Ces 2 références de géographie critique radicale méritent bien leur couleur rouge : la référence aux analyses de Marx y revient souvent, et c'est bien normal, puisque le monde actuel connait une extension inédite du système capitaliste.

               3-2 Les verts et les arc-en-ciel 

Disons-le d'emblée, la géographie critique-radicale est le courant le plus accessible sur Internet. Super ! Pas besoin d'abonnements à 50€ ni même de codes d'accès comme pour la plupart des revues en ligne. La cause est simple : il s'agit d'un courant qui cherche à se faire connaitre. En France, la référence est la revue en ligne  revue justice spatiale / spatial justice . En accès libre, précise dans ses références, présentant des territoires du monde entier, elle cherche à être interdisciplinaire mais l'essentiel des articles sont géographiques. Cette revue est affiliée au comité mondial de géographie critique, qui organise un congrès tous les 3 ou 4 ans. Les sujets sont en général bien contextualisés dans un territoire, on évite donc souvent (mais pas toujours, hélas) le verbiage typique des géographes - philosophes.

 Aux éditions l'Harmattan, Jean-Michel DEWAILLY publie, au terme de sa carrière de géographe universitaire, une critique assez amère de l'état de la géographie actuelle (2020, 136p)

DEWAILLY_jean_Mich

 Le livre critique surtout (voir le sous-titre) ce qu'il nomme "l'a-géogrpahie des élites". L'auteur présente un long florilège de coquilles et de lapsus révélateurs des journalistes et des hommes politiques, mais la synthèse, le sens, les explications de cette "a-géographie" auraient pu être approfondies. Le célèbre géographe du tourisme avait déjà écrit des Chroniques d'un géographe enragé, en 2014, disponibles ici. On regrettera qu'il ne propose pas une méthode géographique complète pour éviter que cette "a-géographie" ne continue de se répandre... 

Le Petit manuel pour une géographie de combat mérite d'être présenté ici, à cause de son titre. Mais attention, c'est une critique théorique du sytème politique et économique actuel. Le belge Renaud DUTERME n'adopte pas le vocabulaire de la géographie et les références réelles de géographie (chiffres, lieux, régions, mais aussi auteurs) sont faibles, il faut le dire. L'approche est souvent historique.

 

DUTERME_petit_manuel_gie_combat

 

Camille

Le Petit livre noir des grands projets inutiles n'est pas une somme. C'est un petit livre de 95p (2015, Le Passager Clandestin) qui présente les différentes ZAD "zones à défendre" de France. Les arguments attendus y apparaissent : protection très ambitieuse d'une nature souvent idéalisée, nécessité de recourir à la violence ou au moins à la force d'inertie (c'est tout le sens d'une ZAD) pour pousser le reste de la société à s'interroger sur ses choix. L'auteur, Camille, est un collectif anonyme.

C'est dans cette seconde catégorie de géographies critiques radicales qu'il faut placer les écrits qui mettent en avant les spécificités des territoires des minorités. Minorités sexuelles (cf par exemple, l'article de Stéphane LEROY sur Le Paris gay 2005), minorités raciales et de couleur de peau (c'est forcément pour les Etats-Unis, comme ici, que l'on trouvera le plus de références)

Géographies critiques arc-en-ciel qui mettent en évidence les problématiques de genre. Géographies plutôt vertes qui remettent en cause le modèle de développement actuel, mais aussi géographes exprimant d'une manière ou l'autre leur volonté d'une meilleure réflexion géographique, il y a donc des géographies critiques radicales de presque toutes les couleurs. En y ajoutant le bleu et le blanc, on y arrive.

               3-3  La géographie bleue et blanche : vraiment critique ?

La dernière catégorie de géographie critique a bien du mal à être qualifiée de radicale. En effet, elle ne considère pas qu'il y a une alternative aux aménagements actuels, ni à la manière dont les hommes mettent leur planète "en valeur". Tout au plus proposent-ils quelques modifications, quand ils ne suggèrent pas d'accélerer les logiques actuelles. C'est la raison pour laquelle il faut qualifier cette géographie de bleue (plutôt libérale) et blanche (légitimiste) 

C'est toute la difficulté de la définition de la géographie critique qui revient ici. En effet, la géographie étant une discipline chaude, contrairement à d'autres -froides- comme l'histoire où le débat est mieux accepté, les pouvoirs publics acceptent mal la contradiction en géographie. Réalité déjà annoncée dans un précédent billet du blog. C'est la raison pour laquelle il existe toute une bibliographie de géographie critique qui ne propose rien de nouveau et qui surtout discrédite les alternatives. Si dans la rubrique Géographie Contournable nous avons déjà eu l'occasion de nous interroger sur la défense, par un discours qui semble critique, de l'agriculture productiviste par la géographe Sylvie BRUNEL, si nous avons déja pointé les impasses d'une géographie de cour, d'une géographie techno, on peut s'interroger aussi sur le petit Climat et capitalisme vert de Philippe PELLETIER (Nada Editions, 150p, 2015). L'auteur se compromet lui aussi à dénoncer un souci écologique qui serait un prétexte pour empêcher les puissances émergentes de s'affirmer, sous l'impulsion des évangélistes américains. Soit. Les démonstrations sont poussives et les liens établis, ténus. Le géographe libertaire comme il aime se présenter mettra-t-il en avant dans son ouvrage que le système capitaliste du monde court à sa perte ? Pas du tout, le livre termine sur des considérations générales de Reclus et Kropotkine sur la nature.

Dans le même registre, une "synthèse" de géographie critique est parue il y a peu de temps. Il faut s'y intéresser.

 

LEVY Théorie de la justice spatiale

 

Théorie de la justice spatiale de Jacques LEVY, Jean-Nicolas FAUCHILLE, Ana POVOAS (Odile Jacob, 344p, 2018), n'est pas vraiment un livre théorique, mais plutôt un ouvrage hybride. Il mèle des témoignages, venus de seulement 3 pays (Portugal, de France et de Suisse), des articles et des cartes recyclées d'ouvrages précédents, des interprétations et les références théoriques. Celles-ci sont surtout empruntées à la Théorie de la Justice de John RAWLS (1971). Et c'est là toute l'ambiguité du projet éditorial : le coeur du sujet semble être la résolution du dilemne liberté -a priori contre- l'égalité. La solution imaginée par RAWLS, qui fut un fondement de la social-démocratie. Elle est mise en évidence par J LEVY dans cet ouvrage. Mais c'est aussi une position qui fête ses 50 ans en 2021... et qui a été dépassée par bien des nouvelles problématiques, en particulier géographiques, assez peu prises en compte par l'ouvrage. Par exemple, le lien entre identités culturelles et exclusions, la périphérisation des classes moyennes, les délocalisations productives... En somme : l'avantage de cet ouvrage collectif est qu'il ne semble pas engagé ni militant. Son désavantage est qu'il ne suggère PAS de piste d'amélioration et qu'il ne met PAS en avant des solutions pour arriver, à plus ou moins long terme, à la fameuse justice spatiale. Une lecture attentive permettra toutefois de trouver des axes concrets de prétendue "justice spatiale"... qui sont pour le moins étonnants ! Les voici : 1/page 164, la 3ème voie de Tony Blair est la seule politique publique qui soit présentée de manière positive. 2/En France, le pays ne peut pas résoudre ses problèmes car les gens ne comprennent pas le "en même temps" du président Macron (cité de multiples fois dans le livre). 3/La "fédéralité" (mot utilisé à partir de la p 236) serait une solution, sans que l'échelle à laquelle elle devrait être appliquée ne soit précisé. De quoi s'agit-il précisément : d'une Union européenne plus puissante ? d'une nation ressemblant à la Confédération Helvétique ? Le livre ne le dit pas. En tout cas à la fin du livre le lecteur a bien du mal à voir plus clairement à quoi correspond cette "justice spatiale" là. 

 

          3-4 Le problème de l'évolution des catégories

La géographie critique est donc plus ou moins radicale. Il faut aussi préciser que le temps inverse parfois les positions. Après 20 ans ? Patratras : la géographie critique la plus radicale a pris le haut du pavé ! Ou le contraire. Prenons le cas de la géographie physique. Ce n'est pas rien ! C'est même toute la géographie dans la plupart des pays de nos jours. On la met où ? Assurément du côté de la géographie la plus académique il y a un siècle, quand Emmanuel De MARTONNE traçait les nouvelles frontières de l'après-Première Guerre mondiale, en cherchant les frontières "naturelles". Aujourd'hui, ceux qui réclament qu'elle ait plus de place dans notre science sont rangés dans les critiques. Même chose pour la question des modèles et des lois de la géographie : Christaller (années 30) avec sa "théorie" des lieux centraux, puis plus tard Brunet-GIP-Reclus (années 80) avec leur table des chorèmes, prétendaient, peu ou prou, supplanter les études régionales... c'était LA "nouvelle géographie". Après avoir connu leur heure de gloire dans les années 90, les voilà renvoyés du côté des excentriques. On pourrait prendre quasiment chaque catégorie de la géographie pour constater que le balancier ne s'arrête quasiment jamais entre géographie "mainstream"  et géographie critique : géopolitique ; géographie du développement (enfin... ça dépend duquel ?) ; géographie régionale ; géographie des classes moyennes en France...

 

     4-Des thèmes concrets de géographie se prêtent, actuellement, à la critique-polémique

               4-1 Des géographies critiques de la ville

Le billet de blog consacré aux villes en France met en évidence des ouvrages de géographie critique sur le sujet.  Quelques parutions réçentes méritent d'être mentionnées :

VERMEREN

L'impasse de la métropolisation de Pierre VERMEREN (Gallimard, 108p, 2021) reprend la critique de la ville à la française déjà développée par Christophe GUILLUY, ou, rendons aux pionniers leur place, de Augustin BERQUE, Cynthia GORRA-GOBIN et Philippe BONNIN qui développaient les mêmes idées déjà dans La ville insoutenable en 2006. Voir aussi, pour la France, Julien DAMON plus bas.

Mais c'est à l'échelle mondiale que l'on trouve le plus aisément les grands axes de critique de la ville. Nous ne revenons pas sur la critique radicale de la ville par Mike DAVIS (plus haut). D'autres auteurs s'en sont fait leur spécialité.

Désastres urbains

 

Les éléments d'une critique de la ville les plus nombreux sont énoncés par le philosophe Thierry PAQUOT. L'intérêt de cet auteur est sa clarté, qui n'est pas toujours évidente en philosophie, et son souci d'appuyer son propos sur des preuves et des chiffres.  Ses Désastres urbains - Les villes meurent aussi  sont un condensé des critiques adressées à la ville (La Découverte, 224p, 2015). En effet, l'auteur décline sa critique de la ville dans de nombreux livres plus précis comme celui sur la raréfaction / disparition de l'espace public en tant que lieu du politique (L'espace public, La Découverte, 2015, 128p) ou alors, dans La folie des hauteurs, critique du gratte-ciel (Infolio, 2017, 208p), il s'intéresse précisément aux grands buldings, dans un contexte de reprise de la construction de ce type d'immeubles depuis le XXIème siècle.  

A l'échelle mondiale, poser la question de l'ampleur de la pauvreté urbaine est humainement essentiel. 

Julien DAMON Un monde de bidonvilles

Le sociologue Julien DAMON n'a pas une approche polémique, mais son sujet l'est : n'est-ce pas critiquer la ville à l'échelle mondiale que de d'exposer ce que sont les bidonvilles du monde ? Julien DAMON, qui par ailleurs a écrit de nombreux autres ouvrages, le fait de manière claire, précise, convaincante, tableaux de chiffres à l'appui. Il valide l'idée qui circule selon laquelle la Chine évite la catastrophe urbaine grâce à une politique d'aménagement urbain volontariste. (Un Monde de bidonvilles - Migrations et urbanisme informel - Le Seuil, 128p, 2017). En 2017 aussi, l'auteur fait paraitre Exclusion, vers zéro SDF ? (La Documentation Française, 177p). Cette fois à l'échelle française, il met en évidence la réalité chiffrée des sans abris, des mal logés mais avec des pistes concrètes pour sortir du problème.  

Une ville peut être, ou faire l'opposé des autres. Dans ce cas, les géographes sont bien obligés de revoir leurs généralités et de se pencher dessus !  Le cas de Palerme est significatif, eut égard à la politique menée vis-à-vis des migrants depuis la "crise des migrants" de 2015.

Palerme v

Le livre de Jean DUFLOT (Edition A plus d'un titre, 352p, 2019) n'a pas les méthodes de la géographie classique, ces chapitres sont une suite d'enquètes et de réflexions sur différents aspects de l'accueil volontaire de migrants mené par la municipalité de Léoluca ORLANDO depuis 2015. Ce livre est un ouvrage commandé par le Forum Civique Européen. 

                4-2 Critique de la mondialisation 

Le second sujet qui suscite bien des critiques en géographie est, forcément, celui qui mène le monde actuellement. Là encore, il faut se référer à la page de blog consacrée à la mondialisation qui fait en fait part. Rajoutons aux références critiques de la page citée :

 

 

Livre noir mondialisation

Dans Le livre noir de la mondialisation, 2020, Tribune Libre, 306p, Thomas GUENOLE poursuit sa critique du système mondial à la manière d'un procureur. Les chiffres peuvent être vus comme exagérés, les liens de causalité peuvent être remis en cause, mais l'intérêt du livre est bien sûr d'ouvrir le débat

 

DIAMOND

Beaucoup de géographes considèrent que l'oeuvre de Jared DIAMOND est inévitable en géographie. En particulier, son livre Effondement. comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (575p, 2005, traduction française en 2006) serait une excellente critique du système du monde actuel. Soit. Mais l'écriture à l'américaine, c'est-à-dire avec peu de références, un plan implicite par toujours compréhensible, rend justement ces critiques difficiles à poser clairement. Beaucoup de ces critiques ne sont que de pures hypothèses.

 

ZOMIA

ZOMIA est aussi un gros livre écrit par un américain, James C SCOTT en 2009 (traduction française au Seuil en 2013, 768p). Il tente de mettre en évidence les logiques d'organisation, ou plutôt les logiques de résistance, de rebellion, des populations qui prennent le contrepied de leurs Etats formels, mais défaillants localement. Son regard se porte d'abord sur les populations rurales et montagnardes du Sud-Est asiatique. A travers cette compréhension d'une logique alternative à l'ordre des Etats, à l'ordre whestphalien pourrait-on dire, l'auteur dessine une critique du monde actuel. L'approche est anthropologique, par conséquent les références à la géographie sont souvent implicites. Et le vocabulaire de la géographie, lui, quasiment absent. L'auteur présente en fait l'"antimonde" défini par R. BRUNET dans ses Mots de la Géographie, (= le  dictionnaire critique présenté plus haut). L'antimonde, c'est la "partie du monde mal connue et qui tient le rester, qui se présente à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable". Cet auteur n'est pas le seul à s'intéresser aux "zones grises" du monde, qui méritent certainement un futur billet de blog.

 

APPADURAI

Arjun APPADURAI a écrit en 2005 une Géographie de la colère : la violence à l'âge de la globalisation (traduction en français : Payot, 207p, 2009). Pour être critique, ce discours est critique... au point qu'il est difficile à suivre. D'abord précisons que l'Indien du Maharashtra est anthropologue. Il ne s'attache pas souvent à bien définir les termes qu'il emploie (globalisation, ethnocide, civilisation...) Ensuite il faut vraiment connaitre le contexte du sous-continent indien pour comprendre les allusions que fait l'auteur. Par exemple pour le "majoritarisme" qu'il n'hésite pas à comparer à la Shoah. Par exemple lorsqu'il vilipende le couple nationalisme-médias (chapitre 1). Par contre lorsqu'il réussit à être précis, ses analyses se révèlent lumineuses : que ce soit sur la mécanique de la montée en puissance du BJP, nationaliste, en Inde, ou sur la "cyber-sessession" des Tamouls (chapitre 3). Son idée d'une "globalisation cellulaire" des groupuscules qui défendent leur territoire, ou leurs liens de solidarité mérite le détour. Cette pensée radicale est très utile pour comprendre les dynamiques des groupes sociaux du monde actuel. C'est tout l'intérêt d'une géographie critique.

               4-3  Critique de l'aménagement du territoire

Il est impossible ici de présenter toutes les géographies critiques continentales. On en retrouvera cependant certaines dans les pages de blog régionales, sur le Brésil, sur l'Europe, ou sur l'Afrique Noire, le Maghreb. ... en attendant une future page consacrée aux Etats-Unis, sur lequel la géographie critique est la plus foisonnante. Concernant l'Union européenne, une avalanche d'ouvrages critiques existe, mais avec une approche rarement territoriale.

A l'échelle de la France, donc, Olivier BOUBA-OLGA et Pierre GROSSETTI ont écrit un article qui s'attaque aux fondements même des logiques d'aménagement du territoire en France. Le titre est explicite, la lecture très facile car l'écriture est très pédagogique. La mythologie CAME (compétitivité, Attractivité, M, Excellence). Comment s'en désintoxiquer ? 2018, article en ligne, 30p. Disponible ici

Illusion régionale

Dans l'éternel débat sur le millefeuille territorial, et plus particulièrement sur la réforme territoriale de 2015, Georges ROQUES a fait paraitre en 2019, en 232p L'illusion régionale. La réforme territoriale en questions. Le propos est acide, mais étayé. L'auteur donne beaucoup d'exemples venus du Sud-Ouest du pays car c'est là son terrain d'études privilégié.                   

               4-4 La question des ressources et de la destruction de l'environnement

Ici encore, il faut d'abord se référer aux pages de blog consacrées à la nourriturel'énergie, le développement durable... où il y a déjà des opinions critiques. Pour trouver des critiques plus radicales et plus nombreuses, il faut se tourner vers les écrits de 2 journalistes et d'un consultant, qui ont le sens de la formule : un "livre noir", et 2 "faces cachées"

Saporta

SAPORTA Isabelle , Le livre noir de l'agriculture, J'ai Lu, 2013, 224p (1ère édition : Fayard, 2011). L'auteur présente les résultats de ses enquètes sur différents thèmes. A commencer par les porcheries (chapitres 1, 2, 3, où des questions morales, mais pas inutiles sont posées), mais rapidement d'autres sujets sont abordés. Le résultat est parfois glaçant : 20 pulvérisations de produits phytosanitaires sur les pommes ! -chap 8- ... pourquoi tant de patates en Picardie... curieuse réponse au chapitre 6. Ce livre interroge sur le système agricole en France et en Europe.

AIRVORE

Laurent CASTAGNIEDE, Airvore ou la face obscure des transports. Chronique d'une pollution annoncée, Edition Ecosociété, , 2018, 341p. Passés les 135 premières pages d'histoire, l'ouvrage commence à nous intéresser car il devient très géographique. La connaissance des réseaux de transport n'est-elle pas une marotte des géographes ? Le livre est lumineux, sans toutefois bouleverser ce que l'on pouvait déjà savoir. L'idée générale, la voici : la mobilité motorisée -fonctionnant au pétrole- ne cesse de croitre, et vite ! L'auteur donne les chiffres essentiels pour évaluer l'impact sanitaire (chapitre 5). Il dénonce le problème de l'augmentation continue du poids des véhicules, et tord le cou à l'idée que la technologie verte va nous sortir de là (chapitre 7). Le pessimisme de l'auteur est toutefois nuancé au dernier chapitre, qui propose "7 clés pour une domestication du transport motorisé".

 

PITRON

PITRON, Guillaume, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique. Les liens qui libèrent, 340p, 2018. Non loin de la problématique des transports et de leurs nuisances, l'enquète de Guillaume PITRON met en évidence à la fois les impasses écologiques des nouveaux matériaux, donc de la grande utilisation du numérique, et les manoeuvres géopolitiques qui leur sont liées. Dans les 2 cas, le livre est très bien illustré par des tableaux, schémas, table des éléments... Bien sûr les terres rares sont omniprésentes, et clairement présentées.

Métaux rares

Vous ne connaissez pas encore le cérium ? le néodyme ? le terbium ? le métal tout mou nommé ytterbium ? Vous devriez pourtant les connaitre, car ils sont indispensables à certains de vos appareils électroniques. Saviez-vous quel est l'élément dont la France détient 43% des réserves mondiales ? Un livre indispensable pour compléter tout discours sur la "transition énergétique" (et au risque de se répéter, la géographie critique, ça sert d'abord à compléter, et donc rendre plus solide, un propos)

      5-Que faire des vieillies théories de la géographie critique ?

Partie facultative ! Il n'aura pas échappé au géographe qui tente de faire une géographie un tant soit peu critique, que tout démarrage commence par vous couler sous une avalanche de références théoriques. Notre Bibliographie Critique de Géographie prend le parti d'éviter ce type de long détour en présentant d'abord (càd tout ce qui est ci-dessus, plus haut) des exemples CONCRETS de géographie critique. Par contre, les références historiques de géographes critiques des décénies passées, souvent présentés en priorité car leur oeuvre est close, de manière à ce que l'on puisse en faire bien des gloses, doivent helas, et surtout pour les étudiants candidats aux concours, être connus.

C'est donc ici qu'on peut tirer profit du dictionnaire d'épistémologie de la géographie nommé Dictionnaire de la Géographie et de l'Espace des Sociétés (LEVY / LUSSAULT, 1ère édition Colin, 2003) Le dictionnaire a une entrée "radical geography" (écrite par Jean-Bernard RACINE) qui situe David HARVEY et Alain REYNAUD, la revue Antipode : A Radical Journal of Geography. Le dictionnaire a une lononongue entrée "justice spatiale" écrite par Jacques LEVY et qui rend bien hommage à John RAWLS. Une entrée est réservée à Henri LEFEBVRE, et une à l'inénarrable Elisée RECLUS.

Article "Gay et lesbian studies" et "Géographie des genres" Par contre, on n'y trouvera pas de références ni à Ivan ILLICH (sa fiche wikipedia est ici), ni à René DUMONT (sa fiche est ici). Attention toutefois, le dictionnaire consulté est celui de la 1ère édition et non celui de l'édition augmentée.

Toute une génération a été marquée par la lecture du livre de Yves LACOSTE en 1974, La Géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre. Ce livre, n'est qu'un essai de géographie critique dans le sens de la méthode critique. Son auteur fonde le courant de la géopolitique, qui connait un grand succès comme nous le précisons ici.

 

               Conclusion : et Elisée Reclus dans tout ça ?

En définitive, il est important de distinguer "méthode critique appliquée à la géographie" , qui devrait être systématique, et "géographie critique". Sinon, on ne comprend pas la géographie critique, qui est agitée par des courants contraires. Alors que certaines géographies se présentent comme "critiques" sans remettre en cause la description de la terre ni l'action des hommes, une autre, critique-radicale, avance des idées vraiment alternatives, avec le souci humaniste, utopique mais nécessaire, d'améliorer le monde à toutes les échelles. Celle-ci, les lecteurs l'auront compris, est au coeur du projet de notre Bibliographie Critique de Géographie. Un peu comme l'utopie libertaire d'Elisée Reclus quand il écrivait, il y a plus de cent ans...

 

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[image : couverture de L'homme et la terre, 1905]

 

 

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