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Bibliographie critique de géographie
29 avril 2021

la géo techno : imbuvable

Nous appelons géographie technocratique, ou géo techno la géographie des administrateurs, tellement sûrs de leur fonction qu'ils disent le monde tel qu'il devrait être dans leur imaginaire. Sans s'encombrer d'une vision géographique complète. Le véritable bilan géographique doit être l'exact l'opposé de cette géo techno.

EVRARD SaarLorLux

La démonstration pourrait être faite avec bien des ouvrages au sujet de la France. Mais quand cette catégorie vient de la technocratie européenne, alors c'est un festival. A la lecture du livre La Grande Région Saar-Lor-Lux, d'Estelle EVRARD, nous devons avouer n'avoir à peu près rien appris de la géographie de la région concernée (PUR, 2018, 262p)

Géographie ou grand projet ?

Pourtant le sujet avait tout pour plaire : une région bien définie, la "Grande Région" Lorraine / Luxembourg / Sarre / Rhénanie-Palatinat / Wallonie (12 millions d'habitants, 65 000 km2, dans le vocabulaire de l'Ue, c'est un "Groupement Européen de Coopération Territorial" GECT). Un angle thématique qui empèche de faire une géographie à tiroir : "vers une suprarégion transfrontalière?" une préface enthousiaste de Jean PEYRONNY dont la Mission Opérationnelle Transfrontalière (MOT) nous a habitué à des études et des cartes passionnantes. Le plan est clair, annoncé, l'expression est limpide ... Mais patatras, voilà que les 262 pages du livre se referment sur une impression de vide et d'inconsistance.

La faute à quoi ? La faute à qui ? Le premier chapitre interroge, abstraitement, la notion de région, de territorialisation. Déterritorialisation, reterritorialisation, tout cela existe, ce sont vraiment des réalités géographiques. Vrai aussi, il y a comme un "engrenage" social qui se met en place, à un certain moment dans le cadre d'une région vécue pour aboutir, stade suprème -comme dirait Lénine- à des institutions. La mise en interrogation de la notion de frontière est intéressante. Passons rapidement sur le chapitre 2, qui est un inutile détour par l'histoire.

Le chapitre 3 est la présentation de la méthode Delphi utilisée pour ce "projet de recherche", sorte de méthode Coué où l'on enquète auprès de 300 "experts" sélectionnés pour abonder dans un certain sens. Les sorties sur le terrain et l'approche paysagère, l'approche sociale sont mises de côté. Risqueraient-elles de donner autre chose que ce qui est attendu ? Car voilà bien le noeud du problème : le projet de recherche qui a fait naitre ce livre s'inscrit dans la "stratégie Metroborder" (chapitre 4) financée par le Luxembourg et l'Union européenne, visant à renforcer la région transfrontalière. Par conséquent tout le raisonnement consiste à interroger non pas sur ce qui est, mais ce qui devrait être pour y arriver. C'est un gros os méthodologique. Il est donc temps d'évoquer, concrètement, la Grande Région en question. Pour ce qu'elle est, en termes fonctionnels, le livre présente p76 la seule réalité du quotidien vraiment tangible :

flux frontaliers

Il s'agit des flux de travailleurs frontaliers, comme pour la plupart des régions transfrontalières européennes (carte datant de 2011 - depuis 10 ans, ces flux ont augmenté d'environ la moitié). Et comme cette carte ne le montre pas, mais alors pas du tout, la "stratégie Metroborder" (rappel définition stratégie : ensemble des techniques mises en oeuvre pour gagner une guerre), consiste à construire une... (attention, forte concentration de jargon techno en vue : ) "région métropolitaine polycentrique transfrontalière".

Les chapitres 5 et 6 cherchent à y répondre, mais heureusement l'auteur a le bon sens de ne répondre qu'en se demandant s'il y a une territorialité transfrontalière, et s'il y a une institutionnalisation suprarégionale. A ces 2 questions, la réponse est plutôt non, mais l'auteur ne le dit pas. C'est tout le problème d'un "projet de recherche" qui ne pose que la question de savoir comment arriver à réifier cette région. A cette question les 300 "experts" interrogés disent qu'il y a qu'à construire (encore) plus de voies de communication entre les pays. C'est la réponse tarte à la crème qui sort de la bouche de tout travailleur frontalier souhaitant passer moins de temps dans sa voiture.

les front point LU

[Capture d'écran du site "lesfrontaliers.lu", le principal réseau social des français et belges travaillant au Luxembourg]

Seconde réponse, il faudrait "renforcer la coopération institutionnelle" (encore du vocabulaire techno tendant à démontrer que la majorité des sondés sont des élus ou des hauts fonctionnaires). Puis, il faudrait améliorer le niveau de maitrise des 3 langues de la région, seulement en 3ème réponse... Finalement, peut-être que celui qui a raison est le philosophe Denis De Rougemont, qui ouvre le livre : "une région transfrontalière est une région virtuelle" Qu'apporte donc un tel livre à la géographie ? Avouons-le : rien. Rien que de la confusion. Mais à la géo techno, si.

Une géographie squelettique qui brille par ses oublis

Le plus inquiétant, ce sont les non-dits de ce type de livre de géo techno.  D'abord l'absurdité qui consiste à imaginer qu'une région puisse exister malgré 3 langues différentes, malgré 3 cultures et législations nationales, malgré des paysages très diversifiés allant du bassin parisien à la vallée du Rhin. Pour réussir ce tour de force il faut bien partir d'une définition de région de M. Lussault (2007), très abstraite. Mais pas aussi abstraite que les 3 données dans le Dictionnaire de la Géographie et de l'Espace des Sociétés, toutefois - voir La conjuration des dictionnaires de géographie-  Selon cette définition, une région est une "stabilisation des relations sociales dans l'espace". Il y a bien d'autres définitions du mot région. Toutefois celle de M. Lussault présente l'avantage de pouvoir, éventuellement, sous conditions, envisager que cette région transfrontalière, pour l'instant imaginaire, existe. La géo techno en effet se nourrit de géographie hors sol. Avec la géographie de cour, sont-elles au service de la géo techno ? Peut-être, mais elles ne sont en tout cas PAS au service de la connaissance de la terre. Restons sur cette définition considérant une région à partir de la "stabilisation des relations sociales"... honnêtement, elle n'est même pas applicable compte-tenu des redécoupages régionaux très fréquents. Qu'il s'agisse de l'entité étudiée, qui n'incluait pas 2 de ses 5 membres avant 1995, qu'il s'agisse de la politique régionale de l'Union européenne, qui arrose d'autres territoires en subventions régionales tous les 10 ans selon d'obscurs critères, ou qu'il s'agisse de la Lorraine, qui rappellons-le, n'existe officiellement plus.

La réflexion centre-périphérie n'est pas interrogée, et c'est d'autant plus étonnant qu'il est souvent question de "polycentrisme". La forme de la "Grande Région" non plus, alors que, c'est gros comme le nez au milieu de la figure, elle est construite autour d'un pays souverain ! Ce pays serait-il le plus dense, porterait-il la plus grande métropole ? Et bien même pas (densité Luxembourg 245, densité Sarre : 398. Luxembourg-ville : 124 000 habitants, Sarrebruck : 180 000). Y aurait-il un non-dit, à savoir que le projet régional repose sur le dynamisme luxembourgeois ? Si c'est le cas, alors le projet territorial est différent. Pourtant il y a bien -autre réalité pas vraiment dite- un gradient de richesse dont le sommet est Luxembourg-ville, et les niveaux les plus bas les Vosges, la Meuse et le secteur belge de Dinant-Verviers. Remarque, la notion même de projet territorial est peu formulée et pas interrogée.

Quand on s'informe sur le contenu concret de la Grande Région, dont le siège est au Luxembourg, il s'agit plutôt, fonctionnellement parlant, plus d'une région au service du Luxembourg qu'au service des flux transfrontaliers en général. En creux, la question se pose de la nature du dynamisme luxembourgeois, qui se prolongera tant que la Grande Région se construira. Or dans l'ouvrage c'est un vrai tabou. Paradis fiscal, tax rulings, avantages comparatifs, voilà des gros mots soigneusement évités. Mais, au delà de ce débat, il y a la réalité : comment gère-t-on le gradient de richesse ? Comment organise-t-on la justice spatiale ? Il aurait été important de le dire. Curieusement, on trouvera des éléments de réponse à cette question de la justice spatiale autour du Luxembourg dans un autre article de l'auteur ici (pour lire il faut télécharger le pdf, en bas)

forêt Lux

Faute de trouver de la nature dans le livre, voici l'Ernz Noire, petite rivière du Nord du Luxembourg au coeur d'un secteur de promenade curiseuement appelé "Petite Suisse".

On cherche désespérément dans le livre des considérations sur la consistance culturelle du territoire étudié : religions, modes de vie, alimentation ? Rien non plus sur l'impact écologique : émissions de gaz à effet de serre ? (le Luxembourg et l'Allemagne sont les mauvais élèves de l'Ue sur ce plan !) biodiversité ? qualité des eaux de surface et des nappes ? paysages ? ... Que d'oublis ...

 

Finalement... géographie-grand projet, géographie avec de grands oublis... le livre La Grande Région est donc représentative d'une géographie technocratique, qui a pour caractéristique d'être au service d'un projet administratif, donc politique, mais non assumé, non explicité. Il est toujours évident pour les cadres dirigeants : il s'agit de poursuivre une dynamique. Poursuivre la courbe. Faire pareil en mieux, ou pareil en pire selon son jugement. Poursuivre ce qu'on sait faire. Or cette géographie ne tient compte ni de la volonté populaire, à différentes échelles, ni des nécessités sociales et écologiques. En somme, cette géographie du toujours plus de la même chose est forcément déçevante car la techno, comme dit la chanson, c'est toujours pareil...

 

 

 

 

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