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Bibliographie critique de géographie
10 juin 2015

Levy-Lussault, la géographie hors-sol

Beaucoup d’écrits prétendument « géographiques » nous empêchent de connaitre le monde actuel. C’est curieux, mais c’est imposant. Le grand public, qui voudrait renouer avec de la géographie, a toutes chances de tomber, d’abord, sur ce genre de géographie... de littérature, de philosophie, de sociologie, d’épistémologie… peut-on en effet sérieusement prétendre faire de la géographie quand on écrit un article entier, un livre entier sans vraiment définir son sujet ? sans étudier sérieusement un seul des territoires évoqués… ou quand on en évoque même pas un ?  Peut-on raisonnablement confondre géographie et réseaux, flux ? c'est prendre la partie pour le tout, non ? Peut-on en effet sérieusement appeler cela de la géographie quand on disserte pendant des pages sur les représentations que les gens se font en géographie ? C'est un peu comme confondre les images télé du monde et le monde. C'est un peu comme confondre les ombres d'un feu avec celles du jour.

Schema(l'illustration ci-contre est tirée d'un blog de philosophie... tout rapport avec notre sujet ne saurait être que fortuit bien entendu)

Dans la tête de chacun, il y a des livres ou articles correspondant à cette définition de "géographie hors-sol"... mais cet article de blog est un coup de sang contre deux auteurs passés maîtres dans cet art, à savoir Michel LUSSAULT (technocrate interministériel) et Jacques LEVY (géographe suisse). Notre méthode étant de présenter des oeuvres, nous choisissons de présenter une oeuvre représentative des deux compères, ainsi qu'une oeuvre majeure qu'ils ont bien contribué à porter aux nues dans la géographie française, à savoir La ville globale de Sasskia SASSEN.

Gare aux simplifications ! Les géographes hors-sol que nous écornons ici ont tout de même réussi leur Dictionnaire de la Géographie et de l'Espace des Sociétés, qui fait l'objet d'une présentation fouillée sur la page "la conjuration des dictionnaires de géo" Mais nous jugeons leurs autres ouvrages pour le moins vasouilleux. Les voici :

 

avènement monde

LUSSAULT, Michel, L’avènement du monde, 2013. Voilà ce que notre lecture attentive de cet ouvrage a pu en comprendre. D'abord, selon l'auteur, le "Monde" (avec un "m" majuscule) est né lors de l’exposition universelle de Shanghai.  A nouveau, au fil des lignes, on entend parler de "spatialité", avec des exemples alimentés par quelques voyages touristiques (il s’abstient visiblement de lire des ouvrages de géographie sur les lieux qu’il traverse, en tout cas il n'en parle pas) et par quelques lectures philosophiques. L'auteur est comme à son habitude, tel Christophe Colomb, à l'avant-garde de la découverte du nouveau "Monde". Pour cela, il tord un peu -beaucoup- les concepts, comme celui de centralité : « les grands commutateurs de mobilité sont devenus les lieux de la nouvelle centralité » (p53). Vous ne comprenez pas "commutateurs de mobilité" ? ce sont les gares et les aéroports, tout simplement, mais à nouveau "Monde", nouveau jargon. Vous pensiez qu'en géographie un "centre" est un lieu de prise de décision ? et bien mettez-vous cela dans la tête : désormais, c'est dans les gares et les aéroports qu'ils sont. A Roissy, dans la salle d'embarquement de l'aéroport d'Osaka, à Meuse-TGV, on prend les décisions du "Monde". L'auteur insiste sur les dynamiques urbaines : c’est là qu’est la creative class (contestable) et que le PIB est le plus fort (évident, puisque c'est là qu'il y a le plus de monde)... Pour lui la réalité c’est « l’urbanisation compétitive » avec l’attractivité, la "bataille des classements" : on peut en marteler l'idée, mais ne faudrait-il pas prendre un peu de recul et remettre un peu d'intérêt commun, de développement la-dedans ? Les formules ressemblent en effet très souvent à celles des cabinets en communication politique. Nord-Sud, régions riches, régions pauvres : tout cela braves gens, c'est dépassé nous dit-il en substance, désormais de toutes façons, il y a « de la pauvreté partout » (p99). Et l'ouvrage de tarit pas de titres et des slogans emphatiques, qui l'éloignent de la réalité « La logistique est reine du monde » p122 (ce qui reconnaissons-le est cohérent avec l'idée que les décisions se prennent désormais dans les gares, les ports et les aéroports). L'ouvrage décrit de manière intéressante le développement des réseaux maritimes, du tourisme, mais dans un chapitre au titre qui prête à sourire : « un Monde hyperspatial ». Bref, quand on a refermé ce livre, on réalise qu'il nous montre banalement les aspects de la mise en connexion du monde (tourisme, commerce, monnaie, Internet). Mais ne dites surtout pas à son auteur que c'est le résultat d'un processus politique ! Holà non ! C'est un nouveau "Monde", issu d'une apparente génération spontanée, ou d'un don du ciel (le vocabulaire étant surtout mélioratif) alors chantons tous son "avènement" ! Pas question en effet pour l'auteur d'évoquer un quelquonque mouvement politique, (alors que celui-ci nous crève les yeux), ni les acteurs qui ont voulu cela et qui ont gagné des batailles (juridiques et diplomatiques) pour faire son "avènement". Pour la suite du livre, la partie 3 notamment, « le prinicipe de vulnérabilité » il est question de la fascination pour la catastrophe et du fait qu’avec les kamikazes, « la crise fait système » (nous allons être positif au bénéfice du doute en reconnaissant que cette partie doit contenir des idées intéressantes, nouvelles, mais nous n'avons pas pu la comprendre d'emblée, par exemple quand il parle de « vulnérabilité comme force »). Enfin, la conclusion en 30 p (30 pages de conclusion !) doit être lue car elle explicite, à notre grand étonnement, une prise de position politique très claire : les « Républiques de la co-habitation » sont donc devenues nos nouveaux cadres de vie, où il n’est question, pour les contestations, que des occupy wall street, qui pourraient la mettre en veilleuse parce que toute façon ils sont eux aussi « hyperspatialisés ». L'argumentaire de comptoir surgit donc à la fin de ce "Livre" sur le "Monde" : ces mouvements - altermondialistes, nous dirions comme çà mais çà ferait mal à l'auteur de les nommer ainsi -  sont rien de moins que l’apparition d’un « communisme spatial ». L'auteur finit par l'éloge de la « séparation » à l’échelle de la ville (en africaans séparation se dit "appartheid", mais l'auteur ne semble pas s'en rappeller). Voilà pourquoi nous arrivons à la conclusion que ce livre, qui méritait bien ces quelques lignes au vu de son réél succès de librairie, n'est qu'un livre partisan, peu géographique, sur la mondialisation

PS : Il semble qu'il y a 10 ans on a demandé à cet auteur, d'une neutralité confondante et peut-être le pire pédagogue de l'univers en géographie  (de l'univers "hyperspatial", bien entendu), d'écrire les nouveaux programmes de collège.  Superbe ! Les élèves vont enfin comprendre le "Monde" ! Vive la FrancColombe !

Photo : l'acteur qui a incarné Christophe Colomb, "découvreur" du "Nouveau Monde", dans le film de R. Scott, pratique lui aussi, 20 ans plus tard, la découverte géographique ! Merci à lui de nous avoir fait découvrir la Mordovie ! (photo Le "Monde".fr, 20 mai 2013) (tout lien avec le texte précédent ne saurait être que fortuit)

 

 

Réinventer la FranceLEVY, Jacques, Réinventer la France, 2013. Très curieux pour un livre prétendu scientifique, dès l'introduction l'auteur livre une charge morale contre les Français qui sont par trop conservateurs. Ils ne veulent pas s'adapter à la mondialisation ! Ce qu'il faut (le corps de la démonstration) c'est sortir du fait que l'on "nie" la ville (ah bon ? sur ce point Vidal de la Blache est caricaturé au-delà de ce qu'un mauvais étudiant de 1ère année pourrait faire). En effet, pour J Levy, toute la France est urbaine, le rural, çà n'existe pas. Il écorne au passage l'INSEE qui commet l'énorme erreur méthodologique de considérer qu'il y a une hiérarchie urbaine et pire, encore des espaces ruraux en France. En effet, les distances n'existent plus, les Etats sont dépassés... mais le problème principal du livre, du moins à notre avis de Bibliographie Critique de Géographie, c'est que cette manière de voir très utopique est le prolongement d'une pensée des années 90 (illustrée par FUKUYAMA, Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992, ou HABERMAS, Jurgen, Après l’Etat-nation, 1999) très optimiste sur l’effacement des frontières et la mise en place d'une régulation politique et économique mondiale. On a pourtant tous vu ce que çà a donné...  Et même si l'évidence prouve le contraire pour Jacques LEVY il faut s'y résigner : il faut donc s'insérer encore plus profondément dans la mondialisation ! Et pour çà il faut renforcer nos villes ! Le message est simpliste, il fait l'impasse sur le problème des inégalités territoriales, mais venu d'un grand géographe comme l'auteur, on s'attend à un propos étayé. Et on attend, jusqu'à la fin du livre, les réalités concrètes qui font la géographie, les paysages, la vie des habitants, les ressources... et bien non, on reste dans un propos moral, exagérément jargoneux (pour nous désorienter ?) qui nous parle d'une réalité, le monde actuel, que seul l'auteur sait voir, parce que nous, pauvres lecteurs accrochés à notre glèbe locale ou régionale, nous ne pouvons pas comprendre. Cette vision technocratique et déincarnée est très visible quand, par exemple dans cette émission radio consacrée à la pauvreté en France, J. LEVY passe une heure à relativiser la réalité de la pauvreté face à des personnes qui la connaissent un peu mieux que lui. Quel est le but d'un tel verbiage ?  

Un mot encore sur le titre : à l'évidence il y a volonté de renouveller et de dépasser  L'Invention de la France de TODD et LEBRAS (1981), mais en moins étayé. Il y a aussi volonté de décliner à plus grande échelle L'Invention du Monde écrite par un collectif dirigé par J. LEVY lui-même. Pour ce qui est des "trente cartes", elles sont souvent empruntées à l'histoire pour les critiquer, ou au travail de prospective qui a été confié au géographe suisse, auteur de ce livre (Territoires 2020, DATAR, 2000), ou à des thèmes fort classiques (géographie électorale). Quand à la "nouvelle géographie"... encore une ? 

Voilà. Nous n'avons été gentils ni avec LEVY, ni avec LUSSAULT, mais au-delà d'eux, nous recommandons à tout un chacun, pour connaitre le monde (le nom commun, le monde commun, avec un "m" minuscule), de contourner ce type de géographie hors-sol en général. Qu'est-ce, précisément, que la géographie "hors-sol" ? C'est d'abord une géographie tellement jargoneuse qu'on en oublie la réalité terrestre, du terrain donc. C'est aussi la géographie qui survole de trop haut le monde et les hommes, et le décollage se fait souvent par la prise en considération trop importante des flux financiers. Dire qu'on a pu programmer en khâgne le thème "la planète financière" ! C'est pourquoi nous livrons aussi à la catégorie de la géographie contournable un autre best-seller, lu trop vite, mal digéré, et qui a, nous osons le dire, corrompu la géographie francophone dans les années 90.

 

SassenSasskia SASSEN, La ville globale, 1996 (traduction) présente Londres, New York et Tokyo comme les 3 centres de commandement de l’économie mondiale. Des tableaux nombreux, des chiffres de milliards de dollars viennent appuyer l’idée de l’auteur : le monde repose sur 3 pattes que sont ces 3 « villes globales » car ce sont elles qui capitalisent les plus grandes masses financières. Voilà pour la thèse de l’ouvrage, qui il faut le reconnaitre a eu un succès fulgurant chez les géographes. En effet, après la « triade » de Kenichi Omahe, cette vision a l’intérêt de présenter un monde simple, clair et lisible. Pourtant pas une carte, pas une image ne se trouvent dans ce livre ; ce qui fait la réalité concrète de ces 3 villes : la population ? la morphologie urbaine ? l’environnement géopolitique ? absents du raisonnement. Alors il faut l’avouer, cet ouvrage La ville globale est une des motivations d’existence, mais en négatif, du blog Bibliographie critique de géographie. Certes, les économistes écrivent ce qu’ils veulent. Mais écrire qu’une ville est proportionnellement importante à sa capitalisation boursière sans distinguer finance et économie réelle est une approche biaisée du monde. Les géographes qui font la promotion de cette vision du monde sacrifient leurs fondamentaux sur l’autel de l’économisme. Lapsus révélateur, l’auteur parle du fait que les décideurs financiers du monde actuel sont en "apesenteur"  au-dessus des réalités terrestres… c’est exactement l’opposé de la réalité géographique, qui, jusqu’à la suppression de la gravitation universelle – que nous ne voyons toujours pas venir - dépend du poids des réalités, des masses de population, des matières, de l’histoire, des aménagements.

 

gravité

 

En désespoir de cause, Bibliographie Critique de Géographie propose aux spécialistes de la géographie hors-sol, ceux qui nous parlent des décideurs financiers en "apesenteur" de remettre les pieds sur terre, de revenir à la gravitation, car elle est universelle !

 

 

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