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Bibliographie critique de géographie
5 juillet 2021

Pour qui travaille Sylvie Brunel ?

Nous avons l'habitude, dans la rubrique Géographie Contournable, de critiquer des écrits qui n'ont de "géographique" que le nom. Afin que nos lecteurs ne perdent pas de temps à se perdre dans les hors-sujet de la géographie.

Sylvie BRUNEL pourtant est une vraie maitresse en géographie ; ses publications, dans les années 90, sur la géographie de la faim et de la famine nous ont ébouli. Ses synthèses aussi. Elle sait faire de la bonne géographie régionale, comme le prouve son lumineux L'Afrique, un continent en réserve de développement (abondamment illustrée), que nous présentons ici . Sa Planète Disneylandisée est un très bon récit de voyage. Elle a écrit de bonnes synthèses thématiques (ses Que Sais-Je sur Le développement durable, ou sur La Coopération Nord-sud...). Elle fait partie de la minorité des géographes qui nous épargne de longues disgressions historiques quand elles n'apportent rien à la géo. Même comme romancière, notamment avec Frontières (2003), son roman le plus géographique, elle est excellente. Nous avons pu dire tout le bien que l'on pensait de ses travaux ici, ici et ici.

Mais, mais, mais... quelle mouche a bien pu piquer Sylvie BRUNEL ?

Depuis les années 2010, ses écrits et ses interventions sont de moins en moins scientifiques. Et nous sommes loin d'être les seuls à le penser. D'où ce billet de mise en garde. Pour éviter la confusion nous nous focalisons sur 3 livres très polémiques de l'auteur, et nous évoquons un colloque de géographie qui semble être à l'origine de cette orientation... bizarre

     Trois livres polémiques

Plaidoyer pour nos agric

Plaidoyer pour nos agriculteurs est un petit livre qui prétend défendre "nos" agriculteurs. Lesquels précisément ? le milliard et demi qui vit, ou plutôt survit, à travers le monde ? ou les 400 000 agriculteurs français ? On doit le deviner, puisque le propos passe d'une échelle à l'autre sans explication. D'où une certaine confusion, car en vérité les intérêts, les comportements et les volontés des agriculteurs occidentaux, ne sont pas forcément les mêmes que les intérêts, les comportements et les volontés des agriculteurs des pays du Sud, qui ne sont pas les mêmes d'un pays à l'autre ! ... Comment Sylvie BRUNEL peut-elle ignorer cela ? En commençant par un chapitre "Une vision dangereuse de l'agriculture", d'étonnantes choses sont affirmées : "on",  "les journalistes" , et finalement "les Français"  "conspuent leur agriculture" (première nouvelle). L'affirmation s'appuie-t-elle sur des sondages d'opinion, sur des exemples précis ? Pas du tout. Le chapitre 2, intitulé "Nourrir sans affamer", remet l'agriculture dans une perspective historique d'augmentation de la productivité. Il faut donc prolonger cette dynamique. Des erreurs semblent entacher le propos, comme p 31 "avec 14% de la population active, l'agriculture est le 2ème employeur de France"... c'est plutôt 1,5%, et c'est plutôt le 10ème. Pas de notes de bas de page dans ce livre hélas. Puis, à partir du chapitre 3, toujours à l'aide d'affirmations libres, l'auteur fait la promotion de la Politique Agricole Commune, vilipende le retour du loup en France, défend les pesticides, le glyphosate, les néonicotinoïdes qui vont être interdits (à l'époque de la parution du livre) parce que des lobbies mal informés empêchent les paysans d'utiliser ces produits non polluants. En somme tous les éléments de l'agriculture productiviste y passent : défense des OGM, attaque du véganisme, critique acerbe de l'agriculture bio, menace d'un retour des famines si on continue d'en vouloir aux agriculteurs. L'auteur s'obstine à ne pas dire de quels bons agriculteurs elle parle, mais au fil du livre le lecteur comprend qu'elle ne parle que des agriculteurs français productivistes, et s'il connait les tendances du syndicalisme agricole il comprend aussi qu'elle reprend point pour point les arguments de la FNSEA et en particulier de ses cadres. Le A de FNSEA signifie "agriculteur", comme celui du titre du livre, que l'auteur trouve plus pertinent que "paysan", sans toutefois préciser que la distinction de nom recouvre un clivage essentiel, entre FNSEA et Conférération "paysanne".

 

S Brunel FNSEA79

(Photo FNSEA 79)

En 2020 Sylvie BRUNEL change toutefois d'avis en publiant un nouveau livre intitulé Pourquoi les paysans vont sauver le monde (Buchet-Chastel, 260p). Le livre est plus long que le précédent. Mais on y trouve les mêmes arguments, les mêmes idées, la même forme (pas d'illustrations ni de cartes). Et toujours pas de notes de bas de page, aucune preuve qui vienne étayer les jugements de valeur, les bons et les mauvais points distribués ça et là.

Pourquoi les paysans


Entendons-nous bien : il est vrai que beaucoup de gens ne connaissent pas la réalité du monde agricole. Le quotidien d'un agriculteur en France est bien éloigné de ce qu'imaginent la plupart des Français. Alors quand on songe aux conditions de vie d'un agriculteur du tiers monde en brousse... Il est vrai que dès qu'on dépasse l'échelle du jardinage sur un are, le recours à la mécanisation et à des produits phytosanitaires est indispensable. Mais Sylvie BRUNEL, sous prétexte de rectifier des clichés, des caricatures, ne fait qu'en énoncer d'autres. Pourquoi ? En conclusion du livre, elle propose un "bréviaire de la troisième révolution agricole"... vous avez dit bréviaire ? -Peut-être parce qu'il faut y croire, à la perfection de cette agriculture productiviste, aucunement mise en débat. Et pour y croire vraiment, à la fin, des pistes bibliographiques présentent quasi uniquement les ouvrages qui abondent dans le sens de l'idée principale du livre, notamment d'autres livres de Sylvie BRUNEL. Et comme si cela ne suffisait pas l'éditeur a recopié à la toute dernière page les références citées juste au dessus.

Sylvie BRUNEL est prolixe. C'est en 2019 aussi qu'elle fait paraitre chez Lattès "Toutes ces idées qui nous gâchent la vie" (252p).

 

toutes ces idées

Au fil de la lecture on découvre que ces "idées qui nous gâchent la vie" sont, pour faire simple, toutes les idées liées à l'écologie. Il n'y a pas de grande extinction des espèces (chapitre 2). L'environnement n'est pas en danger, mais l'écologie intégrale est comparable au dangers de la Terreur de Robespierre, de l'URSS ou de la Corée du Nord (chapitre 3). L'écologie est une posture opportuniste qui joue sur la peur (chapitre 4), au service de la Chine (chapitre 5). Les écologistes comme Nicolas Hulot ne sont pas crédibles car ils nous annoncent une "apocalypse redondante" (chapitres 6 et 7) et car ils utilisent eux-mêmes Internet (peut-être devraient-ils utiliser uniquement des singaux de fumée ? on a bien affaire à un argument de comptoir déjà entendu ici). L'empreinte écologique ne sert à rien, comme la COP21 d'ailleurs (chapitre 8). Et puis sans énergie (sous entendu : sans énergie fossile) nous voilà condamnés à la "lampe à huile" : on connaissait déjà l'argument du retour à la bougie mis en avant pour défendre le nucléaire, voici le retour à la lampe à huile pour défendre le pétrole. Mieux vaut éviter le vélo, parce qu'il est trop dangereux (chapitre 12). Mieux vaut laisser le monde animal à distance des humains, car un jour, un léopard est entré dans une cuisine et a tué un enfant (dans le chapitre 13) Les écologistes sont dans la "haine de l'humanité" (chapitre 15). Sylvie BRUNEL ne craint donc pas la caricature ... Mais pourquoi ne pas chercher au moins des arguments scientifiques ? Le contenu de l'argumentation est souvent ambigu, des sous-entendus laissent planer le doute sur la pensée de l'auteur. Par exemple p10 "bien sûr il faut relever le défi écologique"... d'accord, mais c'est sans conviction puisque le reste du livre démontre qu'il n'y a ni urgence, ni nécessité à relever ce défi...  La fin du livre est une défense des agiculteurs et des éleveurs, qui sera répété dans les 2 livres sus-cités.

Prise de position en faveur d'un système bien établi, méthode d'écriture contestable, apparents oublis d'arguments qu'elle ne peut ignorer, affirmations libres... peut-on pour autant reprocher à Sylvie BRUNEL de dévoyer la géographie ? Et bien pas forcément. Vive la liberté ; notre géographe nationale écrit ce qu'elle veut ! A condition de ne pas prétendre que ses écrits depuis les années 2010 sont une vision scientifique mais de dire clairement que ce sont des opinions... ce qu'elle ne fait pas, hélas. Il faut pour être complet dans cette page de géographie contournable se demander d'où vient cette dérive ?

Le colloque de 2010 "Le ciel ne nous tombera pas sur la tête"

Pour être complet, et faire un tout petit peu d'épistémologie, c'est en 2010 qu'un tournant est pris par certains géographes. La très vénérable Société de Géographie, sous l'impulsion de Sylvie BRUNEL elle-même et de Jean-Robert PITTE, organise un colloque intitulé "Le ciel ne nous tombera pas sur la tête". C'est (encore) un vrai et bon colloque de géographie, qui n'a rien de contestable sur le plan scientifique. Certes il y a une orientation : mettre à l'épreuve les arguments du péril écologique. Mais c'est fait de manière (encore) scientifique et rigoureuse. Les contributions sont claires, chaque intervenant reste dans son domaine de recherche, les articles sont précis. Yvette VEYRET, Alain MIOSSEC, Martine TABEAUD, Gérard-François DUMONT y participent (entre autres). Tous disent bien l'état des connaissances, et le niveau d'incertitude, de leur champ de recherches. On retrouve ici, bien sûr les arguments auxquels s'accorchent les climatosceptiques (par exemple la théorie des cycles de chaleur, sur laquelle s'appuyait encore François GERVAIS dans son Innocence du carbone en 2013). Mais cette théorie est présentée en tant que telle : une théorie, qui est évaluée. Bref ce colloque est un travail de méthode critique, qui appuie objectivement l'action publique en faveur d'un développement plus durable (ou d'une protection accrue de l'environnement, si vous préférez). Mais il a fallu donner à ce colloque -et au livre qui parait dans la foulée- ce titre vendeur.

 

Le ciel ne

 

Sylvie BRUNEL fait partie, avec Jean-Robert PITTE et Alain MIOSSEC, des géographes qui depuis ce moment, depuis 10 ans, franchissent des seuils rhétoriques qui les font sortir du consensus : "religion de l'écologie" , "il n'y a pas de péril" "retour à la lampe à huile" "développement durable envahissant". Voilà pour le portrait de famille (géographique), qui semble reconfigurer les clivages entre géographes. Ces clivages sont normaux, puisque la géographie a différentes sensibilités

[le champ de bataille de la géographie. Image déjà présentée ici]

cartebataillegéographes

Mais avec les prises de position de Sylvie BRUNEL, on apprend que l'on peut mettre la science géographique au service d'un engagement militant, non pas au profit d'une idée nouvelle ou révolutionnaire, mais au service d'intérêts économiques bien installés et bien identifiés. Et ça aussi, c'est nouveau.

 

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